Jeudi 14 juin 4 14 /06 /Juin 08:48

U N E     V I E     B I E N     R E M P L I E

 

 

 

     Le premier vrai plaisir de Monsieur Serne, le matin, au réveil, c’est d’avoir toute sa journée là, immobile, devant lui. Il ne la laisse pas commencer tout de suite : il la reconnaît et la vit d’abord, avec volupté, jusque dans le moindre de ses détails. Monsieur Serne pense que c’est ce qui fait le charme de la vie. Et monsieur Serne aime la vie. Monsieur Serne aime sa vie.

 

 

     Puis, à sept heures précises, Monsieur Serne descend chercher le journal. Il sait qui il rencontrera et où, avec qui il dira quoi. C’est le premier acte de sa journée, celui qui la fonde. La veille, il a préparé sa monnaie. Il la pose en tas sur le comptoir, il échange rituellement quelques mots - toujours les mêmes - avec Lucien. Il replie le journal le titre vers l’intérieur, pour n’être pas tenté d’y jeter un coup d’œil avant d’être rentré. Monsieur Serne aime le cérémonial dont il entoure la lecture du journal. Il ne supporte pas ceux qui le troublent. Ceux qui vous abordent la mine gourmande : vous connaissez la nouvelle ?… Ils le savent : avec lui il y a longtemps qu’ils ne s’y frottent plus…

 

 

     C’est devant l’étude qu’il rencontre le vieux père Guizeau… Il lui demande des nouvelles de sa belle-sœur, celle qui a les reins malades… Un peu plus loin, à hauteur du café Trappe, il croise Félicie qui monte prendre son service à la mairie. C’est la preuve que tout est normal, que la vie suit son cours. Que le reste de l’univers aussi est en ordre. C’est sur les petites choses qu’on juge les grandes. Monsieur Serne n’aime pas, au cours de son périple matinal, se heuter à l’imprévu. Il n’aime pas les gens qui ne sont pas à leur place. S’il rencontre quelqu’un d’un autre moment de la journée il éprouve aussitôt à son égard un certain agacement : c’est que la vie de l’autre est troublée, ne se déroule plus selon son rythme propre… C’est que quelque chose la perturbe, c’est qu’il accepte qu’elle soit perturbée ou - pire - qu’il la perturbe lui-même… Monsieur Serne fait toujours sentir que cette incongruité le dérange. Il salue sèchement, il prend ses distances…

 

 

     Une fois rentré chez lui Monsieur Serne déjeune… Puis, il déploie le journal. Il ne s’arrête ni aux titres de la première page ni aux grandes nouvelles régionales de la seconde. Non. Il va tout droit à la rubrique nécrologique. Il la parcourt d’abord très vite comme pour s’en imprégner. Si son œil rencontre un nom connu il s’y fixe aussitôt. Parfois c’était prévisible, attendu. Monsieur Serne dit : « C’est une délivrance !» à voix haute. Mais ce peut être aussi une véritable surprise. Monsieur Serne accuse le coup. Il lui faut le temps de s’habituer, de saisir toutes les implications. Il relit soigneusement, pèse chaque terme, s’efforce de lire entre les lignes. Il soupèse le sens d’un oubli, la modification d’un ordre naturel.

 

 

     Puis, il dresse mentalement la liste - souvent longue - de tous ceux qui auraient tout de même pu lui éviter d’apprendre par le journal - comme tout le monde - ce qu’il était parfaitement en droit d’apprendre par d’autres voies. Monsieur Serne fait intérieurement une grosse colère contre eux, cherche à déterminer les motifs qui les ont guidés et se promet de savoir s’en souvenir à l’occasion. Monsieur Serne relit plusieurs fois l’avis. Il sait qu’il pourra y trouver une foule de choses pourvu qu’il veuille s’en donner la peine. Monsieur Serne sait aussi que c’est la meilleure façon de se trouver en prise directe avec ce qui se passe, de vivre vraiment la vie de sa ville. Les jours où il n’y a rien Monsieur Serne est un peu déçu. Il a beau s’en défendre, il lui manque quelque chose. Il se console en parcourant les autres avis, ceux qui concernent les environs immédiats, dans l’espoir d’y glaner quelque chose. Il rencontre parfois un nom connu, s’efforce de reconstituer un lien familial, s’interroge sur un homonyme.

 

 

     Quand il a terminé la lecture de cette rubrique Monsieur Serne a un peu le sentiment d’avoir tiré l’essentiel de son journal. Il jette, par acquis de conscience, un coup d’œil sur la page locale, puis sur la rubrique sportive. Ensuite il tourne machinalement les pages sans savoir vraiment ce qu’il cherche, sans rien chercher vraiment. Il regarde vaguement les grands titres. Le caractère lointain des événements leur donne un aspect irréel, insaisissable. Ce qu’on vit tous les jours n’a pas grand chose à voir avec ce qui se passe là-haut, qui demeure tout à fait étranger, une autre vie, d’autres façons de penser qu’on n’a pas vraiment envie de connaître.

 

 

     Ensuite Monsieur Serne fait sa toilette. Il se rase, il prend tout son temps. C’est un moment qu’il peut vivre sans y penser, sans y prêter la moindre attention. Il laisse son esprit vagabonder, se poser où il veut. Il envisage les heures qui viennent, les plaisirs qu’il en tirera : du nouveau aussi, peut-être, mais en petites quantités faciles à digérer, à assimiler sur la toile de fond d’un quotidien parfaitement connu, élucidé, auquel on peut se fier - gens, choses, lieux - sans courir le risque de se tromper.

 

 

     A 9 heures Monsieur Serne sort de chez lui. Il remonte jusqu’au café Brule, il en pousse la porte. Il y a beaucoup plus dans ce geste - il en a bien conscience - que ce qu’il paraît contenir. C’est tout un ensemble de relations qu’il met en mouvement. Comme un signe de la normalité des choses, d’une existence qui a ses racines, son assise. Il salue l’un d’une bourrade, l’autre d’une plaisanterie        - code entre eux qui participe de leur relation -… Ils savent bien qu’ils disent les uns pour les autres l’état normal de l’existence. Ce qui s’est passé depuis la veille c’est là qu’il l’apprend. Rien ne pourra lui échapper de ce qui est important. Monsieur Serne s’intéresse aux autres, à leur vie, à ce qui leur arrive. Monsieur Serne ne comprend pas l’indifférence, ne comprend pas ces gens - il en connaît - qui traversent l’existence uniquement préoccupés d’eux-mêmes, autour desquels l’univers pourrait bien s’effondrer sans qu’ils lèvent seulement le petit doigt pour secourir leur prochain. Il ne comprend pas comment on peut vivre quelque part sans s’intéresser aux autres, sans chercher à savoir ce qu’ils sont. Monsieur Serne aime la chaleur du café. Monsieur Serne s’y sent vivre. Il y a ses meilleurs souvenirs. On peut tout apprendre au café. Tout. Monsieur Serne aime le récit des petits faits, ceux qui composent la trame de la vie quotidienne, ceux qui permettent d’avoir un éclairage différent sur les autres. Monsieur Serne aime collectionner les petits faits. Il sait bien qu’on ne peut pas dissimuler durablement ce qu’on est. Qu’on ne peut pas faire taire sa nature. Qu’un comportement ne cesse jamais de se dire dès lors qu’on a su le remarquer…

 

 

     Vers 10 heures Monsieur Serne trouve un prétexte quelconque. C’est à peu près l’heure à laquelle Monsieur le curé affiche les avis d’obsèques sur le panneau devant le presbytère. Monsieur Serne remonte la rue principale. Pour se donner une contenance il fait mine de s’intéresser aux derniers arrivages du primeur ou à la vitrine d’appareils ménagers. Il attend que monsieur le curé ait punaisé les petits cartons blancs, qu’il ait refermé la porte sur lui. Il s’approche négligemment, l’air faussement distrait. Le plus souvent ce sont les mêmes, ceux qu’il a déjà lus dans le journal, mais quelquefois le mort est mort trop tard pour pouvoir être dans le journal. Monsieur Serne éprouve un sentiment délicieux, le sentiment de faire partie du très petit nombre de ceux qui savent. Il voudrait bien pouvoir redescendre la rue lentement, posément, mais c’est plus fort que lui : il accélère le pas : à peine salue-t-il ceux qu’il rencontre. Il pousse pour la seconde fois la porte du café Brule, l’air important, la mine gourmande : « Vous savez quoi ? »…

Par François - Publié dans : Scènes de la vie de province
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